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Manger du chat


En ces temps de pandémie et de disette culturelle, il est parfois bon de se replier sur les traditions bien de chez nous. Ainsi, des observateurs scrupuleux ont noté que les jeux de société égayaient à nouveau les foyers et permettaient, comme autrefois, d’animer les cercles familiaux, provoquant ainsi de joyeux avis et saines engueulades. Mais, bien éloigné de tout cela, mon cousin Marcel, qui déteste encore plus que moi-même tous ces jeux et le Scrabble en particulier, me posait entre la poire – qui était trop mûre – et le fromage – bien coulant – une question dont l’originalité n’avait d’égal qu’une étonnante spontanéité : Cousin, as-tu déjà mangé du chat ? Le bougre comprit vite – observant mes sourcils en accents circonflexes et mon regard froid et déterminé – qu’il ne s’adressait pas à la bonne personne. Moi, manger du chat ? Mais, mon Dieu, quelle horreur ! L’idée même d’un civet félin me causant des glouglous gastriques et des sueurs froides, je ne pouvais que protester, opposant à cette question non innocente un déni des plus catégoriques. Déni… Oui… Mais pourquoi donc ? Oh… C’est une vieille histoire, que je m’empressai de conter à Marcel, qui m’écoutait très attentivement tout en se resservant à intervalles réguliers une lampée de Cognac vieille réserve – Il a tout sifflé ! J’avais vingt ans et j’étais, je dois le dire, assez bien tourné. Dans mon quartier – les Batignolles – j’avais ma place de bellâtre, subissant régulièrement les assauts de quelque demoiselle boutonneuse et presque aguichante.Marie-Huguette était son prénom. Mon teint d’albâtre, mon opulente chevelure et ma musculature saillante avaient bouleversé la jeune fille, étudiante en pharmacie de son état. Nous habitions dans le même immeuble à deux étages de distance, moi au quatrième, elle au deuxième… Très romantiquement, nous nous adressions, la nuit venue, et en cachette de nos parents, de petits messages – nos ascenseurs – que nous attachions à un fil de laine de couleur. Oh ! Rien de bien méchant : des mots doux, des petits cœurs, des bonbons mous et acidulés. Notre passion était toute de gentillesse, de câlins et de bonhomie. Marie-Huguette avait une très belle chatte que j’aimais caresser quand, par bonheur, ses parents décollaient – enfin ! – de leur appartement. Nous étions jeunes et un peu fous, et la minette de Marie-Huguette était devenue, pour elle, comme pour moi, l’objet d’une passion sans égale. Je découvrais chez elle, encouragé par la jeune fille, des secrets que je ne soupçonnais pas. La chambre de mon amie, en ces occasions, résonnait alors de ronronnements et de roucoulements. De bien doux moments. J’aimais beaucoup ce petit chat, et sa propriétaire me le rendait bien. J’étais alors plus épanoui et mon amie du deuxième étage, d’une manière très surprenante, fut débarrassée définitivement de ses éruptions acnéiques. Ses seins prirent de l’ampleur, ses hanches se creusèrent, et Marie-Huguette, en quelques mois, devint la plus jolie femme du quartier. A ma grande joie, j’étais ainsi devenu le Pygmalion involontaire d’une beauté fatale, ravissante et pulpeuse, sexy et un peu aguicheuse. Ainsi métamorphosée, elle me regarda d’un autre œil, négligeant nos petits messages au fil de laine. Mes visites s’espacèrent au deuxième étage, et je vis la chatte de mon amie de plus en plus rarement. Je devins pâle, le cheveu gras, traînant dans les rues un corps moins altier, devenu comme flasque, ombre de moi-même j’étais. Marie-Huguette passa son temps alors entre ses excursions au polo de Bagatelle, enlevée en Maserati par un insipide gominé, et des soirées branchées dans les boîtes les plus chics, dansant en compagnie d’immondes gargouilles de trois fois son âge, buvant des liqueurs chères et parfumées, fumant de rigolotes cigarettes aux volutes orientales. J’étais occis par tant de turpitudes, douloureusement abîmé, transi d’inquiétude quant au sort de mon ex-amie et torturé par une question revenant sans cesse dans ma pauvre tête : mais qu’allait-elle faire de sa chatte ? Oui… hein, qu’allait-elle en faire ? Je n’aurais pas dû m’inquiéter : Marie-Huguette sut très bien s’en occuper et trouva sans difficulté un homme – fortuné et propriétaire d’une demeure très vulgaire édifiée sur la Riviera – qui, lui aussi, se prit de passion pour sa chatte. J’ai lu récemment dans une feuille de chou locale que Marie-Huguette, dorénavant veuve, se consacrait à l’élevage de lapins nains angora. Bien belle et saine passion pour la propriétaire d’une si belle chatte qui doit être bien vieille aujourd’hui. Et alors, me direz-vous : quel est le rapport de votre histoire avec la question du cousin Marcel… ? Une question ? Mais quelle question ?


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