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L’œuf, ou pourquoi je n’ai pas épousé ma femme


Vous aimez les oeufs ? Moi non plus ! Quelques mots peuvent décider du destin d’un homme. Si j’avais aimé les oeufs, cuisinés d’une manière tout à fait indifférente, je n’en serais pas là aujourd’hui. Mon couple est un modèle de désastre conjugal. Né sous le signe de l’oeuf brouillé, dur ou mollet (selon la forme du moment), il finit lamentablement en omelette, et de plus, non garnie ! Ce fut pourtant une bien belle histoire qui débuta lors d’une merveilleuse soirée donnée au château des Brouillards par la comtesse Von Klakenburg, délicieuse femme ayant fait fortune dans le caoutchouc vulcanisé. La demeure, ce soir-là, brillait de mille feux et était le rendez-vous de toutes les élégances parisiennes : la belle Clara Tambour, spécialiste des chansons rosses, qu’elle interprétait divinement, avait accepté de prêter son concours à cette soirée dédiée aux muses. Le ballet des luxueuses berline n’en finissait pas, déversant une foule de personnalités richement vêtues de leurs plus beaux atours. La môme Crevette – spécialiste du grand écart allongé – était aussi de la soirée, ainsi que le prince de Monte Cargo et son étonnante épouse malgache, à la mâchoire si significative. Autant dire que pour paraître dans la haute société, il fallait « en être » ce soir-là ! Ayant revêtu mon smoking impeccablement nettoyé et repassé, parfumé de frais, ganté de même, j’attendais en bas des escaliers, tandis que toi, Lucette, tu es apparue dans l’encadrement de la cuisine. Ton petit tablier brodé t’allait à ravir, apportant un complément de blancheur à ta pâleur naturelle. Moi,plateau à proximité, j’attendais de servir les rafraîchissements. Non, nous ne figurions pas sur la liste des invités, mais sur celle des domestiques. J’étais maître d’hôtel tandis que toi tu oeuvrais quotidiennement dans cette maison, dirigée fermement par une gouvernante laide et hostile. Petite chose charmante, tu t’étiolais au château Klakenburg, t’interrogeant à tout instant sur ton destin de boniche à deux sous, toi qui rêvais de te produire sur les plus grandes scènes parisiennes, de l’Alhambra ou au concert Mayol. Danseuse qualifiée, tu levais la jambe magnifiquement, ayant été formée par les plus grands danseurs classiques, mais, après avoir refusé les étreintes vulgaires et poisseuses d’un producteur renommé et gâteux, ce dernier te fit une réputation si détestable que le moindre music-hall de banlieue rouge refusa de t’engager. Tu dus alors te satisfaire d’emplois modestes et peu rémunérés, à l’instabilité régulière : perceuse de melons au porto chez Grojean, plisseuse chez Burgard frères (spécialistes du pli aller-retour) et aussi dame-pipi au « Panier fleuri » des Batignolles. Dans ce dernier établissement, qui n’était qu’une maison de tolérance à soldats, tu faillis perdre ta fleur, que tu ne conservas que grâce à la vaillance d’un ancien colonel de réserve cul-de-jatte ! Tu entras enfin au service des Klakenburg à la faveur de la recommandation d’une voisine de palier qui occupait le même galetas que toi, dans une antique masure humide. C’est là que nous nous sommes rencontrés, maison Klakenburg, entre le garde-manger à jambons et le placard à sauces. Tu n’étais pas jolie, tu étais mieux que cela. Non, je n’aimais pas les oeufs mais cela nous rapprocha un peu plus et, un soir, dans ta chambrette, nous avons enfin connu l’extase de moments doux et relaxants inoubliables. Mais c’était sans compter, hélas, avec une personne étrange, à la beauté irréelle, qui, dès qu’elle m’avait vue, avait succombé à ma subtile élégance, à ce sourire que, toi aussi Lucette, tu goûtais. particulièrement : Clara Tambour, chanteuse à la voix chaude et voluptueuse m’avait choisi, moi, l’éternel loufiat, le porteur de plateau, le serveur de blanc limé et de Campari-cassis ! Elle trouvait que je portais le smoking bien mieux que certains magnats puant le luxe et l’opulence et, au détour d’un couloir, près des cabinets, me glissa dans la main un bristol portant ces mots : « cette nuit, toute à toi. Mon chauffeur te conduira. » En effet, une magnifique Panhard-Levassor rouge (modèle grand luxe à suspensions hydrauliques) m’attendait. Elle me transporta, tel un songe sucré et parfumé, vers ta demeure, modeste vingt-pièces-cuisine de Neuilly. Tu m’attendais là, dans ta chambre, nue sous ton déshabillé de soie. Tu avais congédié les domestiques, souhaitant vivre pleinement ta liberté d’aimer. Ce fut grand, sincère, gentil, caressant, avec quelque chose de somptueux. Tes yeux étaient de subtils saphirs brillant dans la pénombre, ta bouche un doux fruit sucré;nous nous sommes caressés, transis d’amour, vibrants dans l’étreinte, oh que c’était bon, que c’était grand, que c’était beau ! Mais je dois dire que bouffer des oeufs brouillés assis à poil dans un lit à ressorts, ce n’est vraiment pas pratique !


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