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Les Vignes aux Raisins d’Or



C’était un matin sans nuage. Un soleil joyeux flottait dans le ciel de Montmartre et Yvon, un mendiant à l’humeur radieuse, entamait sa tournée de poubelles. Les sans-abris montmartrois passaient généralement leurs journées à rouspéter après le monde mais Yvon, lui, donnait l’impression d’être en communication constante avec les dieux de la bonne humeur. À peine réveillé, il jaillissait de son tas de cartons et se mettait à danser dans les rues. Un vrai danseur de ballet, ce Yvon. Une pirouette par-ci, un entrechat par-là. Et lorsqu’il sautillait de poubelles en poubelles sur la pointe des pieds, il entraînait dans sa danse chaque passant qu’il croisait. Ainsi, bien des matins à Paris, femmes et hommes d’affaires rejoignaient le quartier de la Défense dans de folles chorégraphies endiablées, et il faut bien dire, nom d’un petit bonhomme, que cela faisait plaisir à voir.


Au hasard d’une fouille de poubelles, les yeux d’Yvon dérapèrent sur un vieux sandwich et sur un petit carnet taché de mayonnaise. Yvon prit le carnet, en croqua un bout et commença à lire le sandwich. Réalisant que le contraire eût été préférable, il recracha sa bouchée et se mit à feuilleter le petit ouvrage.


À l’intérieur, Yvon découvrit des poèmes, des adresses griffonnées, des croquis au fusain et un plan de Montmartre. Le square Louise Michel était entouré d’un cercle rouge à côté duquel une inscription disait : « Ici, dans les anciennes carrières, se trouvent les vignes aux raisins d’or. Attention, elles ne se récoltent qu’une fois ».

– Des vignes dans le square Louise Michel ! s’exclama Yvon en plissant un sourcil circonspect.

Alors, pour jeter la lumière sur ce mystère, Yvon avala le vieux sandwich, exécuta un pas de menuet et s’en alla tirer cette affaire au clair.


Sur place, notre baladin du dimanche escalada la grille de la rue Ronsard et, ni vu ni connu, se coula dans les anciennes carrières du square. L’atmosphère des lieux était brumeuse, humide. Après quelques minutes de marche, Yvon tomba sur un bassin qui s'était formé dans la roche. Là, il se déshabilla et plongea tête première dans l’onde claire. « Quel bonheur de prendre un bon bain, se disait-il en se frottant sous les aisselles et entre les orteils ». Cela faisait peut-être des siècles qu’Yvon ne s’était pas lavé ; en témoignait la couleur de l’eau qui vira progressivement du bleu myosotis au noir radioactif.


Propre et peigné, Yvon reprit sa marche. Plus loin, une lumière l’attira. Au plus profond de la grotte, des vignes, dont les raisins brillaient comme des étoiles, étaient plantées en enfilade. La lumière était si vive que le visage d’Yvon avait des airs de pleine lune. À cet instant, ses sourcils s'entrechoquèrent. Yvon n’en croyait pas ses grands yeux bruns. Devant lui, des vignes aux raisins d’or s’étalaient par centaines. « De l’or ! hurla-t-il en faisant un grand écart aérien. J’ai trouvé de l’or ! »


À la hâte, Yvon récolta une partie des raisins et, grâce à la dextérité de ses pieds, se rua chez le premier marchand d’or venu. Il en tira une jolie somme avec laquelle il s’offrit une paire de ballerines demi-pointes, paire de ballerines qu’il désirait plus que tout.


Puis Yvon alla cueillir le reste des raisins d’or. Plutôt que d’en tirer de l’argent, il apporta sa récolte à Augustin, un ancien mendiant reconverti en vigneron. Augustin n’était pas du genre fute-fute mais avait un sens inné des affaires. En quelques mois, il avait développé une petite entreprise à deux pas de Montmartre. Son raisin était particulièrement mauvais et, bien souvent, les gens qui achetaient son vin s’en servaient pour javelliser leurs canalisations. Mais bon, Augustin faisait partie de ces types capables de vendre un congélateur à un esquimau et parvenait à écouler chaque saison la totalité de sa petite production.


Lorsqu’Yvon présenta les raisins d’or à Augustin, ce dernier haussa deux sourcils interrogateurs :

– Bonté divine ! Suis-je en train de rêver ?

– Je sais, c’est incroyable, n’est-ce pas…

– Mais pourquoi fais-tu ça…?

– Pourquoi je fais quoi ?

– Pourquoi portes-tu des collants et des ballerines, pardi !

– C’est vraiment tout ce qui t’interpelle, mes collants et mes ballerines ?

– Non, ton tutu aussi… C’est la nouvelle mode à Montmartre ?

Augustin, dont la matière grise était visiblement à moitié vermoulue, ne voyait pas où Yvon voulait en venir. Au bout d’une dizaine de minutes, l’information monta enfin à son cerveau lorsqu’il vit les seaux remplis du fameux cépage :

– Par tous les diables ! Tu as des raisins d’or !!

– Oui ! Tu imagines un peu ? On pourrait produire le plus grand vin du monde, le plus cher, le plus noble ! Après le blanc, le rouge et le rosé, nous allons inventer le vin doré !

– Du vin doré ? C’est d’un chic !

– Cela se vendra une fortune !

– Des millions !

– Au minimum !


À ces mots, Yvon et Augustin se tapèrent dans la main, s’étreignirent avec effusion et se mirent au travail. Et quelques semaines plus tard, le vin fut mis en bouteille.


Yvon goûta en premier le nectar. Le choc fut instantané. Au fur et mesure que sa gorge se colorait d’or, des sensations de pur bonheur l’assaillaient. Augustin fit de même et sentit, quant à lui, son cœur vibrer comme un tambour. Le vin était si bon, si doux, si délicat, qu’ils ne purent s’arrêter. Ils burent une bouteille, puis deux, puis trois, puis dix, puis vingt ! Ils burent tellement qu’ils engloutirent la totalité de leur production. Rien, il ne restait plus rien. Seule une petite goutte gisait au fond du tonneau.


Yvon regarda Augustin. Augustin regarda Yvon. Il y avait dans leurs regards le même désarroi qu’un chien affiche lorsque son maître lui tend une huître. Alors, pour conserver la dernière trace qu'il restait de leur vin, ils mirent la petite goutte dans une fiole fermée à clef. Pour ne jamais la boire, ils l’enterrèrent quelque part près de Montmartre, dans une rue tenue secrète ; rue qu’eoenolosgues sommeliers et viticulteurs baptisèrent bientôt, « Rue de la Goutte d’or. »




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