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Une partie de Montmartropoly


« La plus haute forme de l’espérance, c’est le désespoir surmonté. » Georges Bernanos


À la vesprée, dans la tiédeur malsaine exhalée du bitume parisien, sous le ramage des micocouliers maigrichons à l’haleine vaguement printanière, l’Académie de la Cloche, se réunissait comme tous les soirs en aréopage autour de la fontaine asséchée. C’est place Pigalle, qu’assis en cercle sur son rebord de pierre, les membres, après avoir chichement boulotté mais s’être allègrement rincés de picolo, entamèrent une partie de bridge.

Bibi Junior débarqua, pas peu fier de descendre de l’illustre Bibi-la-Purée, le vénérable secrétaire de l’immortel Verlaine, lui-même Prince des Poëtes, c’est vous dire ! – Salut les fistons ! Ça chill’ bande de clampins ? J’ai pécho une boîte de jeu à la sortie du tromé à Bezbar. – Zarma ! Un Monopoly ! – Bigre ! On s’en fait une ? – Mazette ! J’y suis ! Aboule Bibi ! Icigo ! C’est pas tous les jours qu’un don du ciel leur tombait sur la caboche aux bivouaqueux de la Place ! Tous les clodoches s’enthousiasmèrent à la perspective de palper l’artiche en quelques lancés de dés. Et rien de tel qu’une partie de Monopoly pour siroter sa binouze à la fraîche sous les feuillages. Momo du Vésinet – un véritable aristocloche celui-là, smart et sapé comme un lord en toutes occas’ – prit la parole : – Mes bons amis, je proposerais à notre honorable assemblée une version montmartroise du Monopoly : le Montmartropoly ! – Dam ! Fichtre ! Diantre ! trompéta la foule. Momo enchaîna : – Partons de la case Pigalle (déjà existante) et recouvrons les autres de gommettes colorées en y inscrivant des noms choisis par nous : la rue Lecourbe pourrait se nommer ainsi rue Caulaincourt, l’avenue Mozart : rue Lepic ou encore la rue de la Paix : avenue Junot. Le plateau fut presto rebaptisé de noms autochtones.

Arriva Bob le Flambeur dont l’autorité naturelle et la carrure s’imposèrent auprès des commensaux qui lui attribuèrent le rôle de la Banque sans examen de probité trop poussé. Bob remit un pactole de départ égal à tous les participants. Ce fut à ce moment-là de l’histoire (c’est-à- dire au début) que ça commença à dérailler… À peine l’oseille empochée, chacun fut envahi par un désir irrépressible de satisfaire ses envies les plus pressantes. Bibi, grand seigneur, proposa d’aller se taper la cloche au Bouillon Pigalle et privatisa la brasserie sur le champ ! En bons crevards, Zoé la Pituite, Jo la Kro, les frères Nike et Talope, Tata Quechua, Mirko le Serbo, accoururent se rincer la dent et régaler son cochon. Ripaille fut faite, et à l’heure où le boulevard crépitait de mille feux, certains, voulant gambiller, firent une OPA sur les ailes du Moulin Rouge. La Môme Crapoto et Norhedin le tatoué jetèrent leur dévolu sur la Cigale pour y entendre goualer. L’argent, cette nuit-là, ouvrit bien des portes ! Et dans les profondeurs de la sorgue, quelques happy few dont Crocodile Dundee suivi de Picolo, Saxo et compagnie s’échouèrent au Sexodrome…

Dès potron-minet, la bande des fileurs de comète s’offrit les draps en soie du Terrass’ Hôtel. Après une nuit d’orgie et avant d’aller pioncer, les balocheurs au complet se retrouvèrent sur la terrasse de l’hôtel éponyme, Malbac au bec et coupette de Sidi Brahim à la main. Dans une fraternité éprouvée par les aléas de la nuit, on s’ecstasy (sic) devant l’astre solaire dardant ses premiers rayons sur toits de Montmartre… Une vie meilleure pointait du pif.

Suivit une longue sieste pas vraiment réparatrice, mais sieste tout de même, puis on regagna en fin de journée la fontaine miraculeuse. Plus un rond en poche mais bien décidé à mettre la main sur la banque afin de se renflouer, on eut beau poiroter, Bob le Flambeur ne vint pas. Il fallut se résoudre à l’évidence : la Banque s’était fait la malle ! – Qu’importe ! J’vais dessiner des nouveaux billets, proposa Zoé la Pituite, enlumineuse à ses heures des parvis beaubouriens à la craie colorée. La partie reprit sur de nouvelles bases : – Nationalisons la banque ! asséna Momo dans une envolée antilibérale. Mais j’ajoute – afin d’être crédible vis à vis du FMI et de la Banque Mondiale – cette fois-ci, montrons-nous plus adultes, plus constructifs, fi de la bohème impécunieuse ! Interdiction de cramer le flouze illico !

Si la nouvelle session alla bon train, les sensibilités elles, se réveillèrent, les orientations des compétiteurs prirent des chemins divergents ; selon les affinités des uns et des autres, se constituèrent des sous-groupes opérant chacun pour leur compte : Les Anars, après acquisition de rues entières, dynamitèrent les immeubles qui s’y trouvaient pour faire table rase du passé. Les Toxs transformèrent le Sacré-Cœur en salle de shoot et, dans la même logique, rebaptisèrent le haut de la Butte “Tertre du krach”. Le clan des Roms rendit l’avenue Junot à ce qu’elle était auparavant, à savoir un maquis de cabanes peuplées de biffins et de ferrailleurs. Les Communeux, plus partageux, transformèrent les commerces et débits de boissons du secteur Abbesses-Lepic en coopératives, les ateliers en phalanstères. Quant aux altermondialistes, ils mirent la main sur les vignes de la rue des Saules pour en faire une ZAD. Dernier groupe, le plus roublard, composé de margoulins de la pire espèce, dit le trio des Pieds nickelés, acheta, embobina, barbota, cava, spécula, expulsa et construisit des hôtels standing au nom racoleur d’une bohème d’antan supposée miséreuse : L’Hôtel de la Cloche d’or, le Relais du Trimardeur, le Royal Mendigot Palace (y demander la suite Jehan-Rictus, c’est du nanan !) et des restaurants étoilés (citons parmi les plus connus : La Rostissery de Maîstre Villon, Chez Mistoufle & Purée). Un nouveau tourisme allait naître, celui du pouvoir d’achat, un tourisme sans le sous, sans dents, de l’entertainment à bas coup, des loisirs SDF. Exit le tourisme de masse, mieux encore, Montmartre comme destination low cost ! N’importe nawak !

Autour de la fontaine, à la tombée d’un soir d’été, l’Académie jouait gros… Alors que Crocodile Dundee s’apprêtait à racheter la rue de la Bonne et le square attenant à la Môme Crapoto pour en faire une favela, le jet d’eau se réveilla, aspergea les joueurs inopinément. Le niveau du bassin monta, il s’emplit à vive allure emportant dans un siphon furieux, plateau de jeu, dés, maisons, hôtels, figurines, billets, cartes… Trempée par une telle drache, l’assemblée frissonnante, délestée de tous ses deniers et avoirs immobiliers, dénudée, se réchauffa les côtes à un soleil tardif, réalisant qu’elle avait tout perdu… mais qu’elle s’était bien divertie ! À ce moment-là (c’est à dire à la fin de l’histoire), Zoé la Pituite, avec son air de momignarde ingénue, sauta de sa trottinette empruntée et brandit une boîte vers l’illustre coterie groggy. – Et voici que j’viens de dégoter à l’Emmaüs de Rochechouart un méga puzzle de 10 000 pièces du Sacré-Cœur… à l’ouvrage !

Dans le pays de maraude, endurcis par une foi inébranlable en la vie, les enfants de la misère, tels des Sisyphes du pavé, armés de patience et de boutanches, rentraient dans la nuit avec pour mission, retricoter une humanité pulvérisée en des milliers de pièces éparses.


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