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Souvenirs à la con


Hier, j’ai rencontré en bas de la rue des Martyrs un vieux copain obsédé textuel, un gars vivant avec son chat dans une soupente de 150 mètres carrés à Passy, passant l’essentiel de son temps dans les dictionnaires à guetter l’homonyme, l’acronyme et tout ce qui peut finir en yme. Inutile de vous dire qu’il est bien gentil, n’a pas une conversation des plus débridées et, je dois l’avouer, je le fuis un peu. Sa deuxième passion étant le champagne, il ne manque jamais, lors de nos rencontres fortuites, de m’inviter dans les bars dans l’intention de vider une coupette, deux ou plus. Nous avions à peine à peine engagé la conversation – et la deuxième bouteille – qu’après avoir évoqué la pluie, le beau temps et les malheurs du monde, Vincent m’informa du décès d’un ancien du lycée, Raymond Chevillard, un type un brin prétentieux que je n’appréciais pas vraiment et qui, ultime défaut, avait en ces temps reculés beaucoup de succès auprès des filles. Ce n’était malheureusement pas le cas pour Vincent et moi qui passions nos émois adolescents à naviguer en solitaires. « Et il n’était pas la moitié d’un con » commenta Vincent qui avait toujours admiré cette andouille de Raymond… « Pas la moitié d’un con », tiens, en voilà une drôle d’expression dont je n’ai jamais pu pénétrer toute la subtilité !

La moitié ? Comme un verre à moitié vide ? Il était « seulement » à moitié con ou pas con du tout ? J’ai vite compris la réponse à cette question en regardant la mine attristée de mon interlocuteur. Vincent admirait Raymond depuis toujours, ce type qui avait réussi à « sortir » avec Fabienne C, cette blondasse au yeux bleus verts qui provoquait l’émoi – et l’agitation – d’une bonne partie des élèves masculins de seconde. Je dois convenir qu’elle était très belle et aussi remarquablement intelligente, tellement qu’une partie des profs en étaient réduits à doubler leur dose de bêtabloquants. En plus la demoiselle était sympathique, donc insupportable, hein ? Pendant que le Raymond – mais quel con ! – jouait de la mandoline sous le balcon de la belle, Vincent se passionnait pour les maquettes en plastique et moi je tentais de trouver une dérivation à mes pensées grivoises dans l’étude approfondie de la paléontologie, en gros, des vieux fossiles. Dans ma chambre j’alignais sagement les ammonites sur une étagère tandis que Vincent terminait avec talent la réduction de la caravelle de Christophe Colomb. Pendant ce temps, Fabienne marchait en robe légère rue Caulaincourt, entrainant à sa suite une ribambelle de petits cœurs volants sortis tout droit des poitrines de messieurs jeunes et vieux croisés en route. Un jour, après le passage de cette inaccessible créature, j’ai même déclaré à Vincent, subitement inspiré : « des filles comme ça, ça ne devrait pas exister, c’est vraiment pénible. » Mon copain me regarda alors comme le dernier des cons et rétorqua : « ouais, comme les éclairs au chocolat, les fleurs parfumées, les couchers de soleil, en gros tout ce qui peut nous faire plaisir… » Je me suis alors senti vraiment très, très con. Le temps a passé, Vincent a perdu l’essentiel de sa chevelure et moi pas loin, essayant de tromper les regards avec une barbe devenant plus sel que poivre au fil des années. Nous sirotions du champagne à une terrasse en évoquant la silhouette du défunt Raymond quand j’ai eu l’inconscience, pour ne pas dire autre chose, de demander à Vincent s’il savait par hasard ce qu’était devenue la jolie Fabienne, concluant mon propos désabusé par ces mots définitifs : Elle doit être vieille et moche maintenant, comme nous autres. Pardon ? Oui, je disais qu’elle doit être sacrément tapée, depuis toutes ces années. J’ai cru que Vincent allait me faire un malaise, avalant son champ’ de travers. Son téléphone ayant sonné au même moment, il a répondu alors entre deux hoquets : Oui chérie, en terrasse, en haut de la rue des Martyrs. Puis il a raccroché, me regardant d’une manière un peu spéciale : C’était ma femme, elle vient nous rejoindre… J’allais enfin connaître la femme de Vincent ! Il faut dire que nous nous étions perdus de vue depuis des années et que nos retrouvailles étaient assez récentes. Je me suis alors baissé pour prendre un Chat noir dans mon sac, histoire de le filer à mon vieux pote. J’ai alors entendu : Bonjour Rodolphe, alors comme ça tu écris toujours ? Je me suis redressé d’un coup : cette voix, mais cette voix… ! C’était bien Fabienne qui se dressait devant moi, chapeau de paille, robe légère et espadrilles. Elle était la femme de Vincent depuis des années. Oh, bien sûr, elle n’avait plus vingt ans mais, comment dire ? Elle semblait toujours environnée de petits cœurs volants qui n’avaient pas pris une ride ! Nous avons fini la soirée comme trois vieilles connaissances, sur fond de champagne, de rires, de souvenirs désopilants et aussi de charme… Vous savez cette chose qui, au fond, ne vieillit jamais !



« Le temps ne fait rien à l’affaire, quand on est con, on est con. »

Georges Brassens

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