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  • Photo du rédacteurBinu

La Légende du Chat Cloué

Tout ça s’est passé bien avant ta naissance. Les choses étaient différentes à l’époque. Tu peux pas imaginer comme c’était, la misère où chacun luttait pour gagner sa croûte. Et ceux qui n’avaient pas pu monter à la ville étaient restés là, à trimer comme des forçats. Tout le monde était paysan ou presque, et il n’y avait guère qu’un peu de pêche à la belle saison pour changer des charrues et des bestiaux. Il faut que tu comprennes qu’on n’avait pas encore abandonné les vieilles traditions, ni même les croyances des anciens. Et si c’était la modernité, comme ils disaient dans les villes, chez nous on en était encore à s’éclairer à la bougie. Si je me souviens bien, c’était fin novembre, et il faisait déjà froid. Le père Pointreau était connu par tous pour être un salopard notoire. Il avait hérité d’une ferme assez misérable d’une tante du côté de sa mère, bien après les limites du village, vers les marais. Bien sûr en ce temps-là il n’y avait pas toutes les constructions d’aujourd’hui, ni même de route entre le bourg et les quelques fermes des marais. Tout se faisait à pied, et bien heureux si tu avais une bicyclette.


La ferme du père Pointreau était donc relativement isolée, et ses pauvres gamines faisaient route à travers champs deux fois par jour, pour aller et rentrer de l’école des filles qui était alors accolée au presbytère. Tout ça a disparu aujourd’hui. Un beau jour, en vérité ce n’était pas particulièrement un beau jour, c’était un jour morne et gelé comme les autres, les deux filles Pointreau sont revenues de l’école avec un pauvre chat enroulé dans leurs tabliers. Elles l’avaient trouvé dans un fossé, frigorifié et couvert de vase. Tu penses, des pauvres gosses qui n’avaient rien, c’était comme un cadeau du ciel. Évidemment, en rentrant à la ferme, elles se sont faites grassement engueulées par le père qui était déjà saoûl comme un polonais. Mais les coups de pied au cul, elles avaient l’habitude, c’était comme une tradition familiale. Et c’était toujours moins désagréable que les caresses imbibées prodiguées par leur père une fois la nuit tombée. Tu sais, faut croire qu’on s’habitue à tout, et ces petites-là s’étaient faites au pire. C’est surtout qu’elles n’avaient jamais rien connu d’autre. Et puis la mère était passée par là avant elles, et après des années à recevoir des coups comme une bourrique, elle avait fini par boire presque autant que son mari, ce qui la mettait dans un état d’apathie totale. Malgré les cris et les gifles, le chat a fini par rester. C’était une bête sans charme, hirsute et famélique, gris comme c’est pas permis. Mais malin comme le diable et habile comme une pie. Il survivait en chapardant des restes et en allant chasser dans les fourrés. A moitié sauvage, il ne se laissait pas approcher facilement, et nourrissait une haine tenace envers le père Pointreau, sans doute à force de le voir bastonner ses deux bienfaitrices. Au printemps suivant, il s’est avéré que le chat était une chatte, et qu’ elle s’est mise à pondre des petits comme s’il en pleuvait. Ça commençait à pulluler aux alentours de la ferme. Parfois, armé d’une antique pétoire, l’ivrogne sortait de chez lui, ivre jusqu’à la moelle, et s’acharnait à tirer sur les greffiers qui passaient. On peut dire qu’il en a liquidé des générations. Mais chaque année la chatte grise renouvelait le cheptel et ce sinistre manège recommençait. Je ne sais plus très bien le temps que ça a duré, mais les choses ont vraiment empiré après la mort de la mère Pointreau. D’après ce qu’on raconte la bonne femme aurait été retrouvée morte au pied de la grange. Une mauvaise chute qu’on a dit. M’est avis que cette fois-là c’est le mari qui lui a tapé trop fort dessus. Quoiqu’il en soit, la pauvre femme n’a même pas eu le droit à une sépulture décente. Elle a été mise avec les indigents. Le désormais veuf est alors devenu de plus en plus méchant même si c’était pas possible. Un soir, ce qui restait de cette pitoyable famille était attablé autour d’une mauvaise soupe. Pointreau était enragé, et il a commencé à reprocher à ses filles de n’être pas encore mariées, d’être un poids pour lui et de l’appauvrir encore plus, ce genre de choses qu’on peut dire quand on est une ordure. Il leur hurlait dessus, les yeux injectés de sang, il éructait des insultes et tapait du poing. Et quand l’une d’elles voulut se lever de table, il lui balança une gifle monumentale qui la projeta au sol. Voulant à son tour se lever, sans doute pour aller rosser la pauvre petite, il sentit une douleur atroce. La chatte grise était en train de lui lacérer la main, celle qui venait justement de frapper la gamine. Ivre de colère, Pointreau tenta de s’arracher aux griffes de l’animal, mais plus il repoussait cette bête haineuse, plus celle-ci revenait de plus belle et arrachait indistinctement des lambeaux de chemise et de chair. C’était un sacré bordel, les chaises volaient, la lampe tournoyait sur elle-même, projetant les ombres mouvantes et hurlantes sur les murs sales de la pièce, la marmite de soupe se renversait et le liquide fumant s’étalait sur le sol, la vaisselle se brisait et les éclats se recouvraient de taches de sang. Dans un ultime effort, à grand renfort de cris et de gestes, il parvint à saisir le maigre cou de la chatte. Sifflant, griffant et feulant, la créature avait beau se débattre, elle était prise au piège et les doigts bourrus du paysan se resserraient sur sa gorge. La plaquant sur la table, il saisit de sa main maculée de sang son vieux couteau, et d’un coup sec, il le planta. Littéralement clouée à la table, la chatte était morte. Et ce corps qui, un instant plus tôt, se débattait comme une furie, n’était plus qu’un amas informe de fourrure et de sang noir. Horrifiées par cette scène, les deux filles Pointreau se sont enfuies dans la nuit, et après avoir erré dans le brouillard et les ronces, elles ont réussi à trouver refuge dans une ferme non loin de là. Pour ce que j’en sais, le plus extraordinaire s’est déroulé durant la nuit qui a directement suivie. Évidemment personne n’était là pour le voir, mais on raconte qu’après son massacre, Pointreau serait allé se coucher, et assommé par la haine et l’alcool, il aurait sombré dans un profond sommeil. Au beau milieu de la nuit, réveillé par des grattements, des cris sinistres et des plaintes inquiétantes, il se réveilla en sueur. Quelqu’un, ou quelque chose était là, dehors. Encore embrumé par le mauvais vin, il chercha sa carabine en titubant, bien décidé à faire fuir ces indésirables. Mais c’est toute la maison qui semblait grouiller et trembler, comme si elle était traversée par des centaines de spectres. Et lorsqu’il jetait un œil par la fenêtre, il ne voyait qu’une nuit d’encre. A bien y regarder, il y avait bien des points lumineux dissimulés dans l’obscurité, de minuscules paires de pointes dorées qui perçaient la nuit, s’allumaient et s’éteignaient aussitôt, qui passaient d’une ombre à l’autre. Et c’est la maison entière qui semblait cernée par ces démons invisibles. Terrorisé et fou de rage, il sortit malgré tout sur le palier, et se mit à tirer sur des formes qu’il croyait apercevoir dans les arbres et dans les fourrés alentour. Et lorsqu’il pensait avoir atteint sa cible en visant ces billes de feu, une dizaine d’autres réapparaissait, et plus il tirait, plus il hurlait, plus la nuit se peuplait d’yeux menaçants qui encerclaient la maison. Désespéré, il finit par se barricader à l’intérieur. Mais cela ne le sauva pas, et on le retrouva le lendemain. Il était étendu là, au milieu de la pièce, son horrible visage contre le sol, les yeux figés d’effroi et les dents encore serrées, baignant dans la soupe froide, les éclats de vaisselle brisée et le sang brun. Il s’était tiré une balle dans la tête, tout simplement. Mais ce qui frappa les témoins de cette macabre découverte, c’était l’état de la maison. J’étais qu’un gosse, mais ça m’a marqué. On aurait dit qu’elle était recouverte de griffures. Il n’y avait pas un endroit épargné, les murs, les tuiles, les volets et la porte avaient été lacérés d’innombrables entailles. Après cette histoire, plus personne n’a voulu retourner sur les lieux. Les filles Pointreau sont parties vivre loin et ont changé de nom, et la ferme est restée à l’abandon. Au fil des années, les ronces et les ajoncs ont fini par tout recouvrir, et il n’y a guère plus que les chats sauvages qui se plaisent à vivre ici. On peut même dire qu’ils pullulent dans le coin, comme s’ils étaient chez eux.


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