top of page

Idylle au Palais Bourbon



Jo Robinier, dit Jo la raclure, était un voyou de Montmartre. Petit caïd au visage couturé de balafres, tout le monde craignait Jo. Enfant, ses talents de pickpocket étaient tels qu’il volait parfois son propre portefeuille sans s’en rendre compte.

À dix-huit ans, il passa à la vitesse supérieure et commit son premier braquage. Finis les petits larcins. Mais le hold-up fut un échec cuisant puisque Jo, au sortir de la banque, s’aperçut qu’il avait contracté un crédit étudiant à rembourser sur dix ans. Un jour, alors qu’il entamait une journée de vol à la tire, Jo croisa le chemin d’Ambre Pin, une élégante députée élue à l’assemblée nationale. En deux battements de cils, l’amour se propagea dans le cœur de Jo. À cet instant, il renonça à voler le sac à main de ladite députée et, le cœur attendri, ne lui déroba que sa montre. L’amour que Jo vouait à Ambre ne cessait de croître avec les heures. Une folle passion violentait tout son être. Depuis qu’il avait croisé la belle députée, son image le hantait, il la voyait partout, peut-être aussi parce qu’il la suivait partout. Lorsqu’on regardait Jo, on comprenait que Cupidon l’avait pris pour cible car son corps était criblé de flèches. Il avait des allures de Saint-Sébastien. Le prêtre de la paroisse Saint-Jean de Montmartre, père Albert, relate souvent ce jour où il croisa Jo à la boulangerie. « Si je vous le dis, mes frères : Saint-Sébastien en personne ! Il était là, transpercé de flèches comme dans les tableaux bibliques, une baguette tradition sous le bras. En sortant, il s’est tourné vers moi et m’a donné une chouquette que je conserve comme une relique sacrée. Enfin, deux chouquettes, l’autre je l’ai mangée. »

Jo comprit assez rapidement qu’Ambre n’était pas faite pour lui, qu’elle était d’un modèle bien plus abouti que le sien. Elle était belle, cultivée, sophistiquée, intelligente et, qui plus est, engagée en politique. Elle lisait Kierkegaard, allait à l’opéra et faisait même du théâtre en amateur. Alors que Jo, lui, ne se douchait même pas. Le seul livre que Jo avait ouvert était un recueil de recettes à base de lardons. Jo était absorbé par cet ouvrage, il le consultait tout le temps, ne le quittait jamais, lui qui ne savait pourtant pas lire. Après force réflexion, notre bon vieux Jo prit une décision. Pour conquérir la belle Ambre Pin, il n’avait d’autre solution que de changer d’activité. Il eut alors l’idée de se présenter aux élections législatives ; en d’autres mots, de se lancer en politique. « En devenant député, se dit-il en se frappant le torse, Ambre me regardera peut-être enfin ! Son regard coulera sur l’homme respectable que je serai devenu et son cœur m’appartiendra. » Et ainsi, Jo fit campagne. Il se lança à l’assaut de la 18e circonscription de Paris. En face de lui, le candidat sortant, Achille Peuplier, était bien parti pour conserver son siège à l’assemblée. Et pourtant… Jo tracta, alla à la rencontre des électeurs et fit des propositions qui séduisirent. Son projet d’installer des distributeurs de glaçons géants pour lutter contre la canicule fut un coup de maître. « De plus, disait-il, cela favorisera une immigration massive d’esquimaux à Montmartre. Avec cette nouvelle main d’œuvre, nous bâtirons des opéras et des bibliothèques en forme d’igloos. Finie la clim ! » Jo passait ses journées sur le terrain. Sa popularité augmentait chaque minute. Là où il passait, une foule en délire poussait des hip hip hip hourras d’admiration. Ses mesures en matière d’insécurité constituèrent définitivement la base de son électorat. En à peine une seule journée, il endigua toute forme de délinquance dans le quartier en recrutant dans son parti tous les voyous du milieu. Bien joué !

Et Jo, un dimanche de printemps, remporta la 18e circonscription de Paris. Coup du destin, son siège à l’Assemblée se trouvait à côté de celui d’une jeune et charmante députée de gauche, une députée nommée Ambre Pin. Jo se rendait à l’assemblée nationale comme s’il se rendait à un rendez-vous galant. Cheveux gominés, touche de parfum, nœud papillon, mocassins à glands, bouquet de fleurs, bouteille de vin, tapenade d’olives, couverts pour deux personnes et nappe à carreaux, Jo mettait le paquet à chaque fois. Mais Ambre, passionnée par les débats parlementaires, semblait aveugle. Pour capter l’attention de sa précieuse, Jo entra une fois dans l’hémicycle sur des échasses tout en jonglant avec des hérissons mais, là encore, sans succès. Jusqu’au jour où… C’était un matin d’automne. Jo avait mis sa plus belle cravate, son plus chic costume mais avait oublié de mettre ses chaussures. Ce jour-là, la loi Pin allait être votée, une loi imposant l’équité des salaires dans les entreprises privées. Bien sûr, Jo était pour. Quelque fût d’ailleurs la loi proposée par Ambre, il l’aurait soutenue, même une loi autorisant l’émasculation systématique de toute personne se prénommant Jo. La loi fut votée à main levée. La moitié des députés étaient pour et l’autre moitié était contre. Il fallut alors que Jo tranche. « Monsieur Robinier, votre voix est décisive » intervint le Président de l’assemblée. Avant qu’il ne s’exprime, Jo posa un tendre regard sur Ambre et, abrégeant le suspens, vota pour. Des applaudissements retentirent dans tout l’hémicycle et Ambre se jeta au cou de Jo. Mission réussie. Depuis ce jour, Ambre et Jo devinrent très proches. Ce vote cimenta une belle relation. Puis, à force de voter en faveur de toutes les lois qu’Ambre proposait, les deux finirent par se marier. Qu’ils étaient beaux assis l’un à côté de l’autre, votant des lois sur le réchauffement climatique et déposant des amendements main dans la main. Ils vécurent ainsi toute leur vie, parfaitement heureux, contrairement au premier ministre et au reste des députés qui ne comprirent jamais pourquoi leurs portefeuilles disparaissaient sans raison.


Frédéric Colazzina


bottom of page