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L'Urbaniste Incompris



Montmartre a toujours ruisselé de talents. Les peintres, bien sûr, mais pas que ! Paul Mirliton, pur produit montmartrois, fut l’urbaniste le plus fou et le plus controversé des années 1930. Il fit partie de ces grands génies qui, hélas dénigrés, s’attiraient invariablement l’antipathie de leurs contemporains. Physiquement, Paul n’était pas un Apollon. Ses cernes, au-dessus desquels s’enfonçait une paire d’yeux en forme d’œufs pochés, étaient effroyablement creusés. Et son nez, aussi long qu’une carotte plantée au milieu du visage, affolait tous les lapins de Paris. Paul n’avait de gracieux qu’une botte de cheveux clairs qui tombaient sur son front à la manière d’une fougère dans le vent. Hélas, à l’adolescence, Paul déclara une calvitie sauvage. Le jour de sa vingt-septième année, Paul obtint son diplôme d’urbaniste. Son projet de fin d’études fut des plus audacieux. Il réaménagea entièrement le parvis du Sacré Cœur en décor de fête foraine et, une chose en entraînant une autre, installa un grand huit dans la sacristie. Son travail reçut un accueil mitigé de la part du Vatican mais, heureux de célébrer les offices en auto-tamponneuses, tous les prêtres de la basilique validèrent le projet. Amen.

L’année suivante, Paul ouvrit son cabinet d’urbaniste rue Berthe. Très vite, le maire du 18e arrondissement le sollicita : « Faites de la rue des Abbesses les nouveaux Champs Élysées ! » lui commanda-t-il avec une sorte de griserie dans la voix. Gonflé à bloc, Paul érigea de chaque côté de la rue de gigantesques fontaines versaillaises. Malheureusement, le quartier fut entièrement inondé quelques secondes après l’inauguration desdites fontaines. Les montmartrois, qui fuyaient à toutes jambes, furent pour la plupart emportés par les eaux. L’intervention des pompiers n’eut guère d’effet puisqu’ils tentèrent de stopper le déluge en arrosant les vagues. Seule une jeune propriétaire, Adeline Serpentin, trouva le bonheur dans cette tragique inondation puisqu’elle tomba amoureuse d’un jeune hippocampe qu’elle surprit en train de prendre le thé dans son dressing et l’épousa. Aussitôt après, Paul reconstruisit le quartier des Abbesses à toute force. Il tenait à regagner l’estime des montmartrois. Influencé par l’œuvre de Picasso, il traça les nouveaux plans du quartier en privilégiant l’aspect déstructuré du dessin ; des rues s’enchevêtraient dans des ruelles, certaines coupaient des immeubles en deux, et d’autres dessinaient des séries de figures géométriques vues de côté ou de face sans que cela, bien sûr, eût un quelconque intérêt pratique. Par contre, vues du ciel, les Abbesses reproduisaient « Les demoiselles d’Avignon » à la perfection. Si les riverains manifestèrent un certain dépit, tous les oiseaux qui survolaient le quartier, plus particulièrement ceux passionnés de cubisme, furent conquis. N’étant pas homme à discipliner son imagination si facilement, Paul fit construire le mois suivant un aéroport rue Lepic. Malgré un tarif préférentiel sur les long-courriers, les habitants de la rue – pour la plupart fatigués de dormir dans des duty free -, demandèrent l’internement de Paul. Ainsi, Paul fut arrêté et placé en isolement. Tout penaud dans sa camisole, l’urbaniste incompris se suicida en avalant une équerre dédicacée par le Baron Haussmann. Lorsqu’il monta au paradis, Saint Pierre, excellent accordéoniste à ses heures, lui demanda de transformer le Purgatoire en bal musette. Voilà pourquoi certaines nuits d’été, on entend chanter l’accordéon dans le ciel de Montmartre.

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