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LE MYSTERE DE CLEO RTF

Le mystère de Cléo

« Je ne vous ai vue qu’une seule fois, à votre départ de Goleborg. J’étais tout près de votre wagon. Je n’oublierai jamais ce soir-là. A quoi bon vous dire que vous êtes divine ? Tout le monde le sait et vous admire. Et moi je suis comme une goutte d’eau dans la mer. Je vous admire et vous adore comme nul autre dans tout l’univers, et je garderai toujours comme ma plus grande fierté et comme la plus grande félicité de ma vie la mémoire de vous. » (lettre d’un anonyme).

Le biographe d’une célébrité, enquêteur du passé, se heurte parfois à de singuliers obstacles, et n’est que plus acharné à trouver ce que personne avant lui n’avait pu découvrir. Un dossier oublié, un document nouveau peuvent parfois éclairer singulièrement une enquête difficile. Pour le limier, rechercher les défauts cachés d’un personnage est systématique. Les faiblesses, les petits arrangements avec l’un ou l’autre sont souvent éclairants et permettent de cerner un peu mieux la psychologie de la personne étudiée. Il ne s’agit pas de juger celle-ci, mais de mieux la comprendre. Certains sujets résistent à l’examen. Il en est ainsi d’une danseuse si jolie qu’elle ne pouvait que déclencher l’admiration des hommes comme des femmes : Cléopâtre Diane de Mérode, dite Cléo, née à Paris en 1875, créature parfaite, sans défaut apparent. J’ai dans ma bibliothèque un assez mauvais livre publié chez Horay en 1955 et réédité trente ans plus tard, « Le Ballet de ma vie ». Dans ce pseudo texte autobiographique écrit forcément par une autre plume que la sienne, Cléo évoque, dans un style léger, sa carrière de danseuse. J’ai toujours été amoureux de son image charmante, frappé par son étrange et lointaine beauté au regard de velours et aux cheveux longs. Cléo pourrait passer pour une jeune femme d’aujourd’hui parée des atours d’une autre époque. Il n’existe pas de photographie délibérément érotique d’elle mais sa moindre image dégage beaucoup de charme. Paradoxe : avec des airs de blanche colombe, Cléo fixe parfois le photographe d’un regard très provocateur. Et c’est bien pour cela que la postérité a placé l’artiste avant toute chose, la danseuse, parmi les demi- mondaines des années 1900. Mais qui était-elle vraiment? Cléo est si mystérieuse qu’on aimerait mieux la connaître. Femme publique pour l’image mais très secrète en privé, elle n’a pas laissé de confessions intimes sauf ce curieux bouquin au ton convenu où elle proclame haut et fort son amour pour son art, mais ce balle d’une vie fut forcément plus riche qu’elle ne veut nous le faire croire. Liane de Pougy, demi- mondaine assûmée et plus délurée que Cléo, la décrit comme une jeune femme jouant à la poupée dans sa chambre d’hôtel, petite fille montée en graine, asexuée. Elle ne fait que contribuer à la légende d’une jeune fille sage fuyant le scandale. Il est vrai que la postérité, si discrète avec elle, ne livre pas vraiment d’identité d’amant. Ainsi Cléo, si belle, si troublante, si « sexy » ne semble pas s’être abandonnée dans les bras de nombreux hommes. Un statut d’icône assumé ou une réelle pudibonderie ? Seul Luis de Périnat y Terry qui a sculpté l’étrange et assez vilaine statue de Cléo placée sur sa tombe au Père Lachaise, semble avoir trouvé grâce à ses yeux, mais l’existence de ce Grand d’Espagne, diplomate et sculpteur à ses heures perdues, mort dès 1923 à l’âge de 51 ans, n’apporte aucune lumière à la biographie de notre danseuse-modèle qui semble donc avoir vécu seule, toujours, ou presque. Que sait-on de sa vie privée au tournant du siècle, au moment de ses 25 ans et de l’éclat majeur de sa beauté ? Rien, et les journaux contemporains qui ne furent jamais en reste pour publier son image, n’ont laissé d’elle que des interwiews sages et compassées. La demoiselle était jolie et vivait sagement avec maman dans un bel appartement de la rue des Capucines. Une vie rangée d’artiste au talent honorable mais sans plus, travaillant non loin de là, comme sujet à l’Opéra, et apparaissant dans les ballets du répertoire. La danse, elle la pratiquait depuis l’âge de sept ans, à l’école de l’Opéra. A dix-huit ans, elle fut petit sujet et semblait promise à la plus brillante des carrières. Pourtant Cléo ne fut jamais nommée étoile. Elle obtint un premier congé pour aller danser dans Faust à New York puis se distingua dans les danses espagnoles, bohémiennes, à Hambourg, à Berlin… 1900 : elle quitta définitivement l’opéra de Paris pour se produire dans des danses pseudo cambodgiennes à l’exposition universelle. Puis elle s’abandonna dans un tourbillon de tournées, dans les villes d’eau, dans toute l’Europe, en Russie, etc. Quelques rares et courts films nous permettent de retrouver Cléo en mouvement, mais ces images saccadées n’ont pas beaucoup de charme. Ne restent donc de l’art de la danseuse que des commentaires plus ou moins enthousiastes des contemporains, bourrés d’adjectifs qui n’évoquent pas grand chose au biographe. On aimerait, par contre, savoir comment se déroulaient les séances de pose chez les photographes, dont le fameux Léopold-Emile Reutlinger qui fit d’elle de si nombreux portraits publiés ensuite dans la presse, ou déclinés en centaines de milliers de cartes postales. Il y aurait un véritable travail à faire : étudier les centaines de photographies de Cléo disponibles maintenant sur internet. A bien y réfléchir, c’est une véritable renaissance de l’artiste à laquelle nous assistons grâce au miracle de l’électronique ! Ainsi, sur notre écran, Cléo se présente à nous dans de multiples postures, de face, de profil, dans de somptueux costumes de scène ou de ville et, quelque part, semble s’animer sous nos yeux. Mais le mystère de cette beauté demeure, facile à constater, difficile, voire impossible à expliquer. En laitière d’opérette, elle semble bougonne ; chez elle, assise dans un confortable fauteuil Louis XVI, elle lit ; ses longs cheveux dénoués, c’est Godiva qui semble surgir devant nous, à Auteuil, vêtue d’une somptueuse robe blanche à dentelles, elle sourit enfin. Mais elle n’a plus souri quand Falguière dévoila la nudité de sa statue; elle ne put que protester, clamant haut et fort avoir bien posé pour la tête de celle-ci, mais pas pour le corps, une véritable provocation ! Et il faut bien avouer que cette femme déhanchée, digne d’une œuvre exposée dans un bordel, ne semble pas coller à l’image mentale que nous nous faisons de Cléo, fine et élégante. Plus tard, dans les années cinquante, Cléo gagnera le procès intenté à Simone de Beauvoir qui l’avait citée parmi les demi- mondaines, elle qui ne fut jamais entretenue par un de ces hommes fortunés courant les foyers des théâtres ! On prétend que le vieux roi Léopold de Belgique en était si épris qu’il lui fit envoyer un bijou par jour, des joyaux qu’elle conservait par délicatesse prétendait-elle, et pour ne pas faire de peine à son royal ami. Doit-on la croire ? Elle dut supporter bien des ragots, la jeune femme étant même devenue un sujet privilégié par les caricaturistes la représentant à côté de son vieux « Cléopold ». Dans les années trente, elle quitta définitivement la scène, pour se consacrer à l’enseignement de la danse, se réfugia en province pendant la deuxième guerre mondiale, puis revint à Paris, habitant un immeuble de la rue de Téhéran, près du parc Monceau. On raconte que les personnes qui la croisaient dans le quartier se retournaient souvent sur son passage : c’était elle, Cléo de Mérode, toujours aussi élégante. En 1956, un hommage lui fut rendu dans la bibliothèque de l’Opéra, en présence de Serge Lifar. Là, la vieille dame lut quelques pages de sa biographie – sans lunettes ! – et versa quelques larmes sur un passé définitivement aboli. Les personnes qui l’entouraient l’admiraient sincèrement. Ce fut sa dernière apparition devant un public restreint. Un danseur, qui était présent, m’a confirmé qu’à cet âge avancé de 81 ans elle avait une prestance extraordinaire. 1964 : le photographe britannique Cecil Beaton se rend à Paris, rue de Téhéran. L’immeuble « art nouveau » situé à cette adresse est aussi chic que le quartier. Peu importe, ce jour-là, sir Beaton espère photographier un modèle qu’il juge exceptionnel. Lui a l’habitude des jolies femmes: n’a-t’-il pas photographié Marylin Monroe, Audrey Hepburn, des têtes couronnées, des personnalités aussi fortes que Maria Callas et Truman Capote ? Il sonne, est introduit dans un appartement coquet, à l’ambiance feutrée. Cléo, celle qu’il voulait absolument capturer dans son objectif est là, devant lui. Aucun caprice, la meilleure volonté du monde. Son modèle n’est pas aigri malgré ses 89 printemps. Elle pose, de face, de profil, coiffée d’un curieux petit bonnet lui donnant un air « artiste ». Vous éliminerez toutes les photographies ratées, n’est-ce pas ? Rappelez-vous que je suis coquette ! Ses mains, si fines, sont les mêmes qu’autrefois, mais ce qui doit troubler Beaton, c’est ce regard captivant, sombre, profond, qui semble en dire long mais ne veut rien livrer. Les deux photographies publiées dans Vogue sont extrêmement touchantes, simples, et follement élégantes. Dans son autobiographie, Le danseur Jacques Chazot parle de Cléo qu’il fréquenta à la fin de sa vie. Il n’en dit pas grand chose mais décrit avec pudeur les derniers moments de celle qui fit rêver tant d’hommes et de femmes. Une fin de vie pauvre et solitaire, attendant avec impatience, comme un hommage d’amitié, le bouquet de houx que Chazot lui offrait chaque année. Bien joli mais couvert d’épines, comme elle peut-être ? Cléopâtre-Diane de Mérode, dite, « Cléo de Mérode » est décédée à Paris en 1966. Aujourd’hui Cléo est une icône de papier absente du monde des vivants mais subsistante dans des centaines, des milliers de photographies et de cartes postales. Sa beauté sculpturale a traversé le temps et même si ses images sont marquées parfois d’un peu de désuétude, due au changement des modes, des sentiments et des repères esthétiques, Cléo est toujours mystérieuse, belle et touchante pour qui sait l’apprécier.

Rodolphe Trouilleux

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