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Pauvre grise

En 1730, la rue Saint-Séverin logeait beaucoup d’imprimeurs. Les maîtres et les apprentis des presses constituaient une forte corporation au verbe haut et à la bagarre facile. Le travail était dur pour les ouvriers et particulièrement pénible pour les apprentis corvéables à merci qui, après une rude journée de travail, retrouvaient avec un réel plaisir leur paillasse. Parmi ces jeunes, Jérôme et Léveillé, couchés sous les toits, subissaient toute la nuit le sabbat infernal des chats du voisinage. Au petit jour une sonnette tintait, signal du travail pour les ouvriers. « Pour lors il faut se lever et, nu en chemise, traverser la cour et ouvrir promptement la porte aux ouvriers (…) On appelle Jérôme, on appelle Léveillé, il faut allumer le poêle, il faut de l’eau à la tremperie. » Subissant les insultes des ouvriers, et travaillant à la place des externes qui n’arrivaient qu’à sept heures, les deux garçons nourrirent une rancune tenace contre les Vincent, leurs patrons, qui, à cette heure matinale, ronflaient sans se soucier de la marche de l’imprimerie. Léveillé ayant le don d’imiter à la perfection les cris de l’homme ou de l’animal, les deux compères se servirent de ce talent pour instrumenter leur vengeance. A la nuit tombée, l’imitateur monta sur les toits et miaula une bonne partie de la nuit, alarmant tout le voisinage. Le lendemain, le quartier parla d’un sort, de chats envoyés pour un quelconque maléfice. Le curé fut informé, ce qui n’empêcha aucunement Léveillé de continuer sa plaisanterie les nuits suivantes. N’y tenant plus, les Vincent demandèrent à leur personnel d’écarter cette horde miaulante, à l’exception toutefois de la Grise, la chatte adorée de la patronne. Traditionnellement, les imprimeurs adoraient les chats, et l’on raconte que l’atelier de l’un d’eux en abritait vingt-cinq. Les ouvriers se mirent en chasse, l’un s’armant d’un barreau de presse, d’autres de manches à balai, de barres de fer. Des sacs furent accrochés à toutes les lucarnes. Des rabatteurs furent désignés, Jerôme et Léveillé s’en donnèrent à cœur joie, brisant les reins de nombreux matous dont la fameuse Grise ! Certains furent conservés vivants pour être pendus devant un tribunal de fantaisie, réunissant juge, gardes et confesseur, mais les patrons surgirent au beau milieu de la fête et M. Vincent s’écria : « Ah ! les coquins, au lieu de travailler, ils tuent les chats », suivi par son épouse, pleurant la Grise :« Ces mauvais ne peuvent tuer les maîtres, ils ont tué ma chatte, (…) ils l’auront pendue. » Léveillé gagna ainsi l’estime des ouvriers car il avait défié les maîtres, ces beaux « jobeurs. » L’histoire du massacre des chats et de la pauvre Grise fut longtemps racontée dans les imprimeries du quartier Saint Séverin où traînent encore, à la nuit tombée, une horde de chats gris étrangement silencieux.


Rodolphe Trouilleux


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